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    Révolution géonumérique

    quels enjeux pour l’éducation du citoyen ?

    Qu’il s’agisse d’utiliser un GPS pour conduire son véhicule, de consulter un globe virtuel pour préparer ses prochaines vacances sur Internet ou encore de chercher de l’information selon sa mobilité avec un téléphone portable, nous pouvons constater que les outils numériques ont envahi notre vie quotidienne avec leurs lots de cartes, de plans et de traces numériques localisés. Explorant depuis une quinzaine d’années, comme enseignant puis comme formateur et chercheur, les nouveaux chemins de la cartographie numérique, nous proposons de présenter quelques-uns des enjeux majeurs de la révolution géonumérique que nous vivons actuellement.

    Révolution géonumérique, de quoi parle-t-on ?
    Comme le souligne H. Desbois nous sommes en train d’amorcer une transition géonumérique sans précédent qui tend à révolutionner la nature des cartes et leur place dans la vie quotidienne (1). En devenant numériques, les images cartographiques se sont démultipliées et transformées ; elles relèvent de plus en plus en plus de traitements complexes réalisés à partir de banques d’informations géonumériques. Sur son blog Monde géonumérique, Thierry Joliveau définit la géonumérisation comme le processus de transcription au moyen d’outils informatiques des objets, êtres, phénomènes, activités, images, textes localisés sur la surface terrestre (2). Les informations géolocalisées à notre disposition ont littéralement explosé avec la mise en place du « géoweb » défini comme la convergence des grands moteurs de recherche et des outils de cartographie numérique sur Internet.

    On estime que 80% des informations existant dans le monde ont une base géographique, ce que l’entreprise Google a bien compris en proposant dès 2005 un outil de géolocalisation et de navigation cartographique, Google Earth. Depuis cette date, les évolutions techniques ont été nombreuses, qu’il s’agisse des outils de création et de partage de bases de données cartographiques pour des spécialistes ou des applications géolocalisées pour le grand public. En France, le Géoportail (3) s’est imposé comme le « portail d’information des territoires et des citoyens ». Ce site français de cartographie en ligne permet de consulter gratuitement les bases de données cartographiques de l’IGN (Institut Géographique National) ainsi que d’autres données produites par les collectivités locales, sur l’occupation du sol, les risques naturels et technologiques, le bâti, les cartes anciennes… Comme dans Google Maps ou dans Google Earth, on peut aussi y ajouter ses propres informations géolocalisées.

    Pour le géographe comme pour le simple utilisateur, il est devenu possible de « géotagger » les images cartographiques issues de ces globes virtuels en ajoutant des commentaires sur ses paysages préférés aussi bien que sur des restaurants ou des lieux touristiques que l’on souhaite recommander à d’autres utilisateurs. Nos plans et nos cartes géographiques, longtemps réduites à deux dimensions, deviennent des espaces en trois dimensions où nous pouvons nous déplacer comme par exemple dans Google Maps avec son outil d’exploration visuelle en immersion, Street View. Avant même de découvrir l’espace réel, nous le parcourons, nous l’explorons et nous le disséquons sous différents angles. Nous utilisons ces « territoires virtuels » pour construire et mettre en forme nos représentations spatiales de sorte que l’on ne découvre que très rarement un espace réel pour la première fois. Ces bouleversements n’affectent pas seulement la façon de construire les cartes que nous pouvons désormais modifier, adapter, transformer par nous-mêmes. Ils touchent également à la manière de lire et de concevoir l’espace.

    Avec le GPS et toutes les informations géolocalisées dont on dispose aujourd’hui, on est en train de construire un nouveau rapport à l’espace. En fait c’est l’utilisateur qui crée la carte. On sort de la carte pré-construite, de l’atlas ou du manuel. Sur l’ordinateur, l’utilisateur élabore ses propres cartes en choisissant le type de couches, le degré de zoom, l’angle de vue, la hauteur du relief, le rendu des formes et des couleurs. Il peut même superposer ses propres informations en important d’autres cartes ou d’autres images qu’il a lui-même saisies. Internet nous donne la possibilité d’explorer l’espace à l’aide de globes virtuels qui fonctionnent comme des sortes de doublons numériques de la Terre.

    Prenons l’exemple de l’application Google Earth qui donne à voir la Terre vue d’en haut. Par des effets de zooms et de déplacements successifs, ce logiciel d’exploration géographique à partir d’images aériennes en haute résolution et en trois dimensions nous conduit à naviguer « dans » et non plus seulement « sur » la carte. On peut s’interroger sur le statut de ces images cartographiques qui donnent à voir la Terre quasiment « en direct » sans réelle possibilité d’interroger la source et l’origine de l’information géographique. On peut nourrir le même type d’inquiétudes face au risque de surveillance généralisée par les techniques de géolocalisation. Lire et construire des cartes et plus généralement manipuler de l’information géographique constituent de plus en plus un enjeu citoyen.

    Cartographier : un enjeu citoyen
    Avec l’essor rapide de la géomatique et des technologies de l’information géographique, on observe un regain de réflexion sur la carte et sur ses usages sociaux. La carte est aujourd’hui du côté des citoyens qui peuvent en discuter le point de vue. Qu’il s’agisse par exemple de consulter les riverains concernés par un projet autoroutier ou d’associer les habitants d’un quartier urbain à la gestion de leur environnement, la carte constitue un puissant outil de persuasion, mais aussi un espace de participation, de controverse, en tout cas de débat pour les citoyens. Ces derniers deviennent eux-mêmes des observateurs privilégiés d’une réalité locale et, de plus en plus, des créateurs d’informations.

    Le pouvoir de création d’informations géographiques a basculé entre les mains d’individus qui ne sont pas des experts en cartographie. On peut mentionner par exemple des projets collaboratifs comme Wikimapia ou OpenStreetMap (4), qui sont des exemples de réalisations mises sur pied par des communautés d’utilisateurs. Dans certains pays, en particulier aux États-Unis, la mise en place de PPGIS (Public Participation Geographic Information System) témoigne du besoin de certaines communautés de citoyens de collecter l’information par le bas et de prendre part activement au débat public au travers de SIG participatifs. Ces projets de cartographie collaborative donnent aussi des idées aux artistes et aux aménageurs qui proposent des découvertes interactives d’espaces urbains, par exemple à partir de parcours sonores géolocalisés. Il s’agit de s’immerger dans des paysages sonores, de développer une approche sensible de la ville en reconstituant les traces du quotidien (5).

    L’accès partagé à l’information géographique semble ouvrir la voie à une « géographie volontaire », où chaque citoyen est potentiellement capteur de données. D’aucuns y voient le triomphe d’une géographie centrée sur les représentations de l’individu du fait que chacun est désormais en mesure de produire et de modeler sa propre information géographique. D’autres au contraire insistent sur le partage et la mutualisation de ces informations sur des sites web collaboratifs. L’émergence d’un Internet participatif du type web 2.0 n’est pas sans susciter des débats autour d’une « néo-géographie ». Sans déboucher forcément sur la naissance d’une « nouvelle géographie », les outils du géographe commencent à se renouveler du fait de la création et du partage de l’information géographique sur le web. Qu’il s’agisse des Systèmes d’Information Géographique (SIG) ou des globes virtuels sur Internet, il semble que la cartographie numérique soit bel et bien devenue un enjeu civique.

    Éduquer à la carte et à l’information sur support numérique
    Les technologies de l’information géographique ont commencé à franchir le seuil de la classe (6). L’usage des outils de cartographie numérique commence à se banaliser et n’est plus seulement le fait d’enseignants innovants. L’objectif n’est pas tant de former des « citoyens-cartographes » que d’envisager tout le potentiel cognitif des technologies de l’information géographique : la carte doit être véritablement envisagée comme un outil d’investigation dans toute sa dimension heuristique. Le principal enjeu réside dans la visualisation et le traitement de l’information géographique numérique. Nous sommes en effet entrés dans un nouveau paradigme pour la cartographie, celui de la visualisation d’images numériques.

    L’irruption massive de ces « cartes-images » n’est pas sans poser de nombreuses questions au géographe. Dans leur toute-puissance de saturation de l’information visuelle multiforme, les outils géomatiques sont susceptibles d’accroître le sentiment d’un accès direct à la « réalité » du monde. Cette emprise est symbolique bien sûr, car la réalité est au-delà de l’image. Mais l’imagerie numérique des SIG et des globes virtuels n’est pas seulement là pour nous offrir une image-réplique ou un doublon numérique de la planète, elle nous plonge dans une réalité « virtuelle » qui donne sens au réel. C’est dans cette virtualité de l’image que l’on peut visualiser les conséquences d’hypothèses, explorer des solutions, mettre en visibilité nos idées.

    L’image cartographique n’est pas seulement un mode de représentation du réel, c’est aussi un mode de traitement permettant d’opérer à différents niveaux sur ce réel. En manipulant l’image, en croisant les couches d’information cartographiques, l’utilisateur a accès à différentes facettes d’un espace qui reste malgré tout insaisissable. Peu importe donc que l’usage des globes virtuels fonctionne avant tout sur des formes de pensée inductive, laissant de côté les possibilités de traitement de l’information offerts par les SIG. L’essentiel est que la carte puisse fonctionner comme un instrument de pensée. C’est globalement la question de la construction des savoirs géographiques par la carte, du passage de la représentation graphique aux représentations cognitives. Ce qui conduit à renouveler les pratiques autour de la carte considérée comme instrument de cognition spatiale. Cela nécessite une éducation à la carte, qui passe aujourd’hui nécessairement par une éducation à l’image et à l’information numériques. C’est pourquoi il semble indispensable de relier les compétences cartographiques à l’acquisition de compétences numériques telles que la maîtrise de l’information sur Internet ou le traitement de l’image à travers des outils de cartographie numérique.

    La question est de savoir si on souhaite vraiment aller vers une éducation aux usages géonumériques. Actuellement les disciplines sont piégées par le poids de la tradition scolaire. Le téléphone mobile, par exemple, reste strictement interdit au sein des établissements scolaires. Ce qui se comprend notamment pour des raisons de dérives dans l’usage des réseaux sociaux. Face à l’inertie des programmes scolaires, on commence tout juste à introduire les outils géomatiques à l’école. Alors que les élèves utilisent déjà dans leur quotidien ces nouvelles technologies, l’école reste en décalage par rapport à la société.

    Aux États-Unis, en revanche, les enseignants se servent de jeux de géolocalisation dans leur pédagogie, comme le geocaching. Cette chasse au trésor numérique en équipes permet d’appréhender l’espace via un parcours ludique et se fait sur le terrain grâce à un GPS et à un téléphone portable avec des outils de cartographie embarquée. Ces jeux géolocalisés commencent à arriver en France avec de nouvelles applications. La géographie scolaire évolue. Avec les QR codes, ces flash codes que l’on scanne dans la ville, d’autres pistes d’utilisation se dessinent du type réalité mixte. Les villes ou les musées s’en servent de plus en plus pour envoyer des informations le long d’un parcours citadin ou dans la découverte d’une exposition. Et les implications éducatives et culturelles sont énormes. Nous ne sommes qu’au début de cette révolution géonumérique…

    Les outils géomatiques constituent de nouveaux outils pertinents d’intelligibilité du monde et se prêtent à différentes formes d’apprentissage. Il est nécessaire d’éduquer les élèves aux médias, au droit à l’image, qu’ils acquièrent un regard critique sur ces informations accessibles par tous, aux réseaux sociaux de communication. Il faut également avoir du recul face à la carte. Il est possible par exemple de géolocaliser ses « amis », parfois à leur insu. La question du comment l’école se positionne face aux dérives potentielles est cruciale. Il est important de réfléchir à l’éducation aux usages géonumériques si l’on veut former le citoyen au monde numérique dans lequel nous sommes entrés de plain-pied.

    Sylvain Genevois
    publié dans MCD #73, « La numérisation du monde », janv. / avril 2014

    Sylvain Genevois est docteur en géographie et en sciences de l’éducation et enseignant-chercheur à l’université de Cergy-Pontoise. Ses recherches portent notamment sur le changement des pratiques cartographiques et le renouvellement de l’enseignement de la géographie, en lien avec les usages sociaux des outils de cartographie numérique (SIG, globes virtuels, outils de localisation de type GPS et jeux géolocalisés). Membre du Comité français de cartographie (commission enseignement) et co-fondateur de l’Observatoire de pratiques géomatiques de l’Institut français de l’Education, il a publié de nombreux articles sur l’usage des outils de cartographie numérique en contexte scolaire.

    (1) Henri Desbois, « La transition géonumérique », http://barthes.ens.fr/articles/Desbois-colloque-ENSSIB-Goody-2008.pdf

    (2) Blog Monde Géonumérique, http://mondegeonumerique.wordpress.com/

    (3) Géoportail : www.geoportail.gouv.fr

    (4) Dans Wikimapia, l’utilisateur peut construire ses cartes personnalisées à partir de différentes applications (Google Maps, Bing Maps, Yahoo, etc.) : http://wikimapia.org OpenStreetMap, base de données cartographiques libre du monde : www.openstreetmap.org/

    (5) « Cartes sonore et dérivés. Représentations de la chose sonore ». http://desartsonnants.over-blog.com/cartes-sonores-et-d%C3%89riv%C3%89s-repr%C3%89sentations-de-la-chose-sonore

    (6) Genevois S. (2008). Quand la géomatique rentre en classe. Usages cartographiques et nouvelle éducation géographique dans l’enseignement secondaire. Thèse de doctorat http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00349413/fr/

     

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