L’argent conditionne et caractérise nos vies quotidiennes, mais quels usages en faisons-nous ? Ou plus exactement, quels autres usages de l’argent sont possibles ? Y a-t-il des usages autres ?
La théorie économique définit la monnaie — symbole premier de l’argent — comme une convention sans valeur intrinsèque qui sert d’unité de compte, de réserve de valeur et d’intermédiaire dans les échanges. La circulation de l’argent devient la caractéristique la plus évidente de cette dernière fonction, constituant ainsi un circuit singulier qui établit des liens fluides et flottants, parfois pervers, au sein de nos sociétés.
L’utilisation de ce circuit est une vieille tradition populaire en Amérique Latine. La convention veut que toute sorte de dégradation de la monnaie soit considérée comme illégale. Il est néanmoins courant de trouver des billets contenant des inscriptions, des vœux individuels ou collectifs, des déclarations d’amour ou de haine, sans oublier les chaînes bien connues, porteuses de guérison ou de chance — où il est demandé de ne pas ébranler la chaîne sous peine d’encourir les plus terribles châtiments délivrés par la justice divine.
Récemment et à la suite d’une prolifération de billets marqués de consignes politiques, la Banque Centrale du Mexique a publié un communiqué notifiant que tout billet marqué de consignes perdait automatiquement sa valeur : La Banque Centrale estime sans valeur tous les billets contenant des mots, des phrases, aussi bien manuscrits qu’imprimés, ou inscrits par le biais de tout autre moyen indélébile, conçus pour diffuser des messages au public, à caractère politique, religieux ou commercial.
Étrangement, le communiqué officiel fait une exception : les dessins, gribouillages ou altérations ne perturbent en rien la valeur du billet. Au-delà de ce paradoxe, peut-on penser que ce qui se cache derrière le communiqué de la Banque mexicaine, c’est la peur d’une circulation trop efficace des idées ? Ce qui reviendrait à rendre explicite une dimension politique absente dans la définition aseptisée de la théorie économique concernant la fonction d’intermédiaire d’échanges; celle des réseaux, des circuits, des territoires inattendus que l’argent peut créer de façon diffuse et difficilement repérable.
À partir de 1970, l’artiste brésilien Cildo Meireles soulève cette question avec un travail qui va devenir exemplaire. Il l’énonce ainsi : Les Insertions dans des Circuits Idéologiques émergent de la nécessité de créer un système pour la circulation et l’échange d’informations qui ne dépend d’aucun type de contrôle centralisé.
Dans le cadre de ses Insertions dans des Circuits Idéologiques, qui s’étendent de 1970 à 1975, Meireles développe son projet Cédule. Ce travail commence à la suite du décès dans des circonstances douteuses du journaliste Vladimir Herzog (1). En s’inspirant des traditions populaires, il tamponne des billets en cours de validité avec la question : quem matou Herzog ? (Qui a tué Herzog ?). Les billets continuent donc à circuler avec cette inscription. D’autres suivront, telles que Yankees go home ou Which is the place of the work of art ? (quelle est la place du travail de l’art ?), placées au dos d’un billet de dollar.
Un deuxième projet fait aussi partie des Insertions, le Coca-Cola project où, en suivant le même principe d’intervention dans un circuit existant, l’artiste va inscrire différents « slogans », ou même des instructions pour fabriquer des cocktails Molotov artisanaux dans des bouteilles de Coca-Cola (bouteilles en verre qui sont recyclées et remises en circulation).
Dans les deux cas, il s’agit moins de détourner un circuit que de s’en servir. S’introduire dans des circuits établis pour mettre en évidence leurs dimensions politiques et en faire usage. Dans un contexte de dictature où les voix sont muselées, l’argent et les bouteilles deviennent des supports qui garantissent, étrangement, la « libre » circulation de la parole. Parole anonyme sans destinataire particulier, mais qui s’adresse à tous et peut être relevée par chacun. Plus de trente ans après les Insertions de Meireles, l’artiste guatémaltèque Stefan Benchoam va réaliser, pendant deux ans, un travail qu’il nomme : Ré-insertions dans des circuits idéologiques.
Le 10 mai 2009, l’avocat Rodrigo Rosenberg est assassiné dans la ville de Guatemala pendant une promenade à vélo. Peu de temps après, l’apparition d’une vidéo enregistrée par lui-même avant sa mort déclenche un scandale politique dans le pays. Rosenberg y accuse le président en exercice à l’époque de sa mort éventuelle. C’est pourquoi, entre 2009 et 2011, Stefan Benchoam tamponne des quetzals (2) avec la question : ¿ Quién mató a Rosenberg ? (Qui a tué Rosenberg ?). Le jeune artiste affirme l’appropriation qu’il fait du travail de Meireles, non seulement dans l’opération, mais aussi dans le choix même du titre de l’œuvre. Benchoam va, à la fois, construire une filiation artistique et volontairement inscrire son travail dans le monde de l’art.
Des activistes argentins vont, eux aussi, s’approprier l’opération de Meireles, mais, contrairement à Stefan Benchoam, sans la ré-inscrire pour autant dans le monde de l’art. Julio Jorge Lopez, ancien détenu disparu de la dernière dictature militaire en Argentine (1976-1983), et ayant survécu à cette détention, est l’un des témoins-clés convoqués lors de la réouverture (3) des procès contre des militaires et des tortionnaires responsables de la dictature en question.
Le 18 septembre 2006, la sentence concernant le premier accusé (4) va être lue. Ce jour-là, Julio Lopez, qui avait témoigné lors du procès, disparaît. L’appareil répressif ne se révèle donc pas totalement neutralisé, malgré plus de 10 ans d’état démocratique. Après une première détention clandestine entre octobre 1977 et juin 1979, ce maçon devient, à 77 ans, le premier disparu en démocratie. Depuis ce jour-là, aucune information, aucune trace, aucun changement qui puisse donner le moindre indice sur sa deuxième disparition.
Dans un premier temps, celle-ci provoqua une réaction considérable dans la société argentine avec de fortes répercussions médiatiques; mais au fil du temps, l’affaire perdit de sa présence dans les médias. Des artistes et des activistes vont réagir de différentes façons contre ce qu’ils appellent la troisième disparition de Julio Lopez, sa disparition médiatique. En 2008, un groupe d’activistes d’une association de quartier à Buenos Aires, prend connaissance du travail de Cildo Meireles et s’en inspire en confectionnant des tampons avec la question : ¿ Dónde está Julio Lopez ? (Où est Julio Lopez ?).
Outre le fait de tamponner des billets et de les remettre en circulation, ils vont élargir l’action avec une double opération. D’une part ils vont socialiser le tampon, c’est-à-dire le distribuer à des personnes ou des organisations qui veulent l’utiliser; de l’autre, ils organisent des séances publiques ou semi-publiques de tamponnage. Ce qui intéresse le collectif c’est d’avoir un outil simple et bon marché qui peut être facile à partager et utilisable aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère publique.
Cet outil simple, bon marché, est aussi transportable et permet la multiplication anonyme des messages. C’est ce qui intéresse particulièrement l’artiste Christian Vitery. En Équateur, la monnaie en cours de validité depuis l’année 2000 est le dollar états-unien. Le dollar est venu remplacer le sucre, qui était la monnaie nationale depuis 1884. Vitery commence à tamponner, en 2009, des bulles de dialogue reliées aux visages apparaissant sur les billets, comme celui de Washington, laissant à celui qui reçoit le billet la place d’inscrire ce qu’il veut.
L’année suivante, au moment de la célébration du bicentenaire de l’indépendance, pour souligner ce paradoxe qui consiste à toujours utiliser cette devise, Vitery tamponne des billets avec l’inscription Recuerdo del Bicentenario (Souvenir du bicentenaire) ou Implacable. À partir de ce moment-là, il va multiplier les messages. Certains sont en relation avec l’histoire récente de l’Équateur, comme c’est le cas de Sin aire, sin tierra, sin agua, sin patria (Sans air, sans terre, sans eau et sans patrie), se référant au problème de l’extraction pétrolière dans la région amazonienne. D’autres inscriptions indiquent des dates : Hoy es 4 de marzo 1945 (Aujourd’hui on est le 4 mars 1945) ou Hoy es 2 de Agosto 1990.
Ces dates renvoient à des attaques des États-Unis contre différents pays du monde. En 2013, Christian Vitery a lancé une nouvelle inscription Made in China, tamponnée sur des billets de dollar pour évoquer les accords économiques et politiques qui lient le gouvernement de l’Équateur à la Chine. Vitery multiplie les messages. Il a pour habitude d’avoir sur lui divers tampons qu’il sort et utilise selon l’occasion. D’une certaine manière, l’ensemble des inscriptions pourrait constituer une éphéméride profane de l’histoire politique de son temps, que l’artiste relève pour la restituer à l’espace public.
Curieux usage de l’argent dans ces différentes insertions : il est support d’une mémoire collective et le circuit que celle-ci emprunte pour rester vivante. Toutefois, l’insertion peut être aussi comprise en termes de contamination. Au Canada, Mathieu Beauséjour, appelé « artiste numismate », a lui aussi recours aux billets et exploite leur système de circulation. Lors de son premier travail, l’artiste retire momentanément de la circulation les billets qu’il reçoit, des dollars canadiens, pour inscrire les numéros de série de chaque billet dans un registre, puis les remet en circulation avec l’expression virus de survie tamponnée au dos du billet.
Pour Beauséjour, le dos du billet, est l’espace dédié à l’art, là où d’autres artistes ont réalisé leurs travaux en dessinant des icônes de la culture et de l’histoire du pays. Les billets synthétisent, pour lui, les symboles du pouvoir, et l’art en fait partie. Au cours des années, Beauséjour va multiplier et complexifier les interventions sur des billets jusqu’à en détruire. Avec ses premières actions qu’il nomme terrorisme sémiotique, l’artiste explore les possibilités de contamination d’un circuit donné.
Pour l’artiste Ral Veroni, l’argent est la représentation du quotidien. Il est à la fois plus éphémère et plus stable que nos actes et passions. Veroni va tenter d’exploiter cette double caractéristique paradoxale, qui est d’être à la fois éphémère et stable. En 1994, l’artiste commence à dessiner sur des billets. Marqué par une période d’hyperinflation en Argentine — à la fin des années 80 — et des changements successifs de monnaie, il dessine sur des billets hors circulation. Ce travail, qui a le titre pour le moins évocateur de Lucha por la Vida (Lutte pour la vie), rappelle l’expérience de la dévaluation de la monnaie.
Plus tard, lors de son séjour en Europe, Ral Veroni réalise son travail Teatrillo Europeo de Entidades (Théâtre Européen d’Entités). Il dessine sur les billets qui passent entre ses mains à un rythme d’un par jour. Pour ce faire, il établit un protocole bien défini : il commence par dessiner sur un billet de 50 qu’il dépense. Avec la monnaie qu’il reçoit, il intervient sur un billet de 20 qu’il dépense pour avoir un billet de 10 sur lequel dessiner, il le dépense et dessine ensuite sur le billet de 5, qu’il va aussi dépenser pour recommencer le cycle avec un billet de 50. Plus de 300 billets-œuvres ont été mis en circulation.
Ces morceaux de papier rectangulaires, qu’on a dans nos poches ou porte-monnaie, ne restent pas longtemps avec nous et, apparemment, moins ils restent mieux c’est. Dans un monde capitaliste, la circulation de l’argent est le signe d’une société prospère. C’est ce qu’on appelle la liquidité. Paradoxalement, plus l’argent circule, plus il y a de transactions, plus le circuit qu’il institue s’élargit. Comme on l’a vu avec les différentes pratiques, le circuit que l’argent institue peut être pensé comme un réseau mobile, sans identité fixe, qui se configure et se reconfigure continuellement. Un réseau où les usages mineurs de l’argent peuvent se multiplier… du moins jusqu’à ce que l’omniprésence de la monnaie informatique finisse par accomplir le rêve de dématérialisation totale de l’économie.
Mabel Tapia
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015
Ce texte est tiré d’Optical Sound n°1, septembre 2013, revue papier et tablette : www.optical-sound.com
Version imprimée disponible auprès de www.r-diffusion.org
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(1) Vladimir Herzog (journaliste et écrivain) a été assassiné en 1975 par la dictature militaire brésilienne (1964-1985). Néanmoins, c’est seulement en 2012 que l’acte de décès de Herzog a été changé par ordre de la justice brésilienne à la demande de la Commission Nationale de la Vérité, qui enquête sur les crimes commis par l’État brésilien entre 1946 et 1988. Jusqu’à ce moment‑là, sa mort était officiellement un suicide.
(2) Monnaie en cours de validité au Guatemala.
(3) Trente ans après le dernier coup d’État, les deux lois d’amnistie, dites lois de Point Final (1986) et de Devoir d’obéissance (1987), ont été annulées et déclarées inconstitutionnelles en 2005.
(4) Il s’agit de Miguel Etchecolatz, chef de la Police de la province de Buenos Aires sous la dictature, chef d’opérations et responsable de 21 centres clandestins de détention.