Inscription à la newsletter

    Les interrogations actuelles des artistes sur la science

    Des algorithmes de la vie artificielle aux gènes du bioart, de la robotique aux particules élémentaires, du prix VIDA au CERN : un questionnement identique sur la matière et le vivant et la façon dont les artistes s’approprient ces thématiques dans des créations artistiques à la croisée des sciences.

    Kerstin Ergenzinger, Rotes Rauschen (Red Noise), 1er prix VIDA 15.0. Photo: D.R.

    On pourrait soutenir que, depuis des siècles, notre réalité a été définie par les pratiques culturelles de l’art et de la science. La manière dont nous appréhendons notre environnement, les interactions avec d’autres êtres ou la compréhension des lois complexes de la nature ont été les motivations communes à l’art et à la science tout au long de notre histoire. L’exploration des systèmes naturels, ou leur entendement perceptuel, étaient les moteurs des cultures anciennes et peuvent s’avérer tout aussi essentiels pour comprendre l’humanité d’aujourd’hui.

    Nous assistons actuellement à un engouement pour les zones hybrides entre les disciplines. La croisée de ces champs, que l’on appelle communément art, science et technologie, renvoie à un espace d’interaction entre des systèmes de connaissance. Cependant, malgré l’aspect littéral du terme, nous devons l’aborder avec ses différentes connotations liées aux contextes, aux sujets, à l’environnement, ainsi qu’au genre d’expérience qui est créée. La créativité se redéfinit quand artistes et scientifiques sont ensemble. Non seulement parce que, souvent, les deux s’interrogent sur la nature des choses, sur ce qui constitue notre cosmos, sur le temps et l’espace ou sur la manière dont notre cerveau perçoit le monde qui nous entoure, mais aussi parce qu’ils sont capables de partager ce rare détachement objectif qui permet un mode de compréhension et de connaissance plus approfondie et plus éclairé.

    Longtemps la discussion sur le sens d’une pratique interdisciplinaire a été motivée par les similarités ou les traits communs qui permettent aux artistes, aux scientifiques et aux ingénieurs d’interagir. On dit que l’art explore des questions semblables à celle de la science, tandis que la science voit souvent l’art comme un domaine où l’originalité et l’unicité mènent à des découvertes difficiles à prouver. Les artistes ne souhaitent pas se cantonner à l’illustration ou la médiation de concepts, d’idées ou de processus scientifiques et technologiques. Ils veulent pouvoir aborder la connaissance avec des outils semblables à ceux des chercheurs et découvrir le langage avec lequel la science modèle notre compréhension, nos perceptions et nos croyances. Dans ce contexte, il est évident que l’art, aujourd’hui, évolue pour devenir progressivement un cadre de discussion sur les complexités qui sous-tendent notre vie contemporaine.

    Qu’est-ce que la vie ? Quelle est l’origine de notre univers ? Quels événements primordiaux produisent la vie ou la matière ? Comment pouvons-nous comprendre ou saisir les interactions qui les provoquent ? Comment peuvent-elles influer sur la nature actuelle de notre planète, la manière dont nous y vivons et quelles sont les conséquences de nos activités humaines ? Quel rôle jouons-nous, en tant qu’espèce, au regard des autres êtres vivants, au sein des phénomènes variables qui se produisent dans notre environnement ? Ce genre de questions peut être abordé par l’art à travers le prisme de la science moderne — l’astronomie, la physique, la biologie, la chimie, la botanique, l’anatomie ou les sciences du climat, entre autres systèmes d’exploration formelle qui la constituent.

    Ces quinze dernières années, dans ma recherche curatoriale sur les nouvelles pratiques artistiques, je n’ai cessé de porter une attention constante à l’art qui s’intéresse aux diverses disciplines scientifiques. J’ai commencé à réfléchir plus largement à l’art et à l’esthétique, en particulier lorsqu’ils sont liés à des postures épistémologiques, c’est-à-dire la manière dont la connaissance a été engendrée et élaborée. Pendant quelques années l’accent a porté sur une forme, plutôt marginale à l’époque, de l’art et des sciences de la vie que l’on a appelées par la suite art biotech ou bioart. C’est vers la fin des années 1990 que quelques artistes et commissaires d’expositions ont repoussé les limites de l’art vers les biosciences, explorant la manière dont le concept de vie était transformé, voire manipulé, par l’émergence de nouvelles technologies. À cette époque, j’ai découvert le travail d’artistes et de « makers » qui présentaient la vie comme trame d’un dialogue ouvert pour de nouvelles pratiques utilisant la biologie et des organismes vivants.

    Cathrine Kramer & Zackery Denfeld, Glowing Sushi, The Center for Genomic Gastronomy, Honorary Mention VIDA 15.0

    Organismos, une liste de diffusion animée par Douglas Repetto, a constitué un cadre de recherche et de discussion pour ce genre de thématiques au moment où les domaines émergents liés aux technologies du vivant — le clonage, la thérapigénie et l’ingénierie génétique, l’ingénierie tissulaire, etc. — prenaient de plus en plus d’importance dans le domaine social et où l’utilisation du vivant dans des œuvres d’art se constituait en genre. Les thèmes du Festival Ars Electronica, Life Science (1999) et Next Sex (2000), les expositions Paradise Now (2000) à l’Exit Gallery de New York ou L’Art Biotech (2003) au Lieu Unique à Nantes témoignent de cette tendance. Les effets de la mise en œuvre des nouvelles technologies du vivant aussi bien que leurs conséquences éthiques et sociales étaient parmi les questions et les préoccupations des pionniers de l’art biotech.

    VIDA, le prix international d’art et vie artificielle (1) a été fondé à la même période et dans le même esprit. En 1999, un groupe d’artistes — Nell Tenhaaf, Susie Ramsay et Rafael Lozano Hemmer — ont créé un nouveau prix dédié au vivant et à la vie artificielle. Avec le soutien de la Fundacion Telefonica de Madrid et ayant pour mission d’encourager les efforts créatifs dans ce domaine singulier, VIDA récompensait les œuvres d’artistes pionniers simulant la vie à des fins artistiques. Au cours des huit dernières années, j’ai eu l’honneur de participer au jury de sélection de VIDA et d’en être la directrice artistique ces cinq dernières années. Ainsi, j’ai pu voir la manière dont VIDA est devenu l’un des prix les plus prestigieux dans le domaine de l’art des nouveaux médias et le seul qui soit entièrement dédié à l’étude du vivant. Chaque nouvelle édition confirmait l’importance de cet effort pour soutenir et promouvoir activement de nouvelles manières d’aborder la complexité du vivant.

    Les œuvres récompensées par VIDA ont questionné, entre autres, les conséquences des formes et des propriétés des êtres, les actions et les responsabilités qui émergent de la condition post-humaine ou la compréhension des systèmes naturels au sein desquels nous évoluons. VIDA a récompensé des œuvres allant des tropes pionniers de la vie artificielle, comme TechnoSphere (1999) de Jane Prophet et Gordon Selley ou Tickle (1996), les robots autonomes conçus par Maria Verstappen et Erwin Driessens, aux formes les plus récentes de matière et de vie — de synthèse, minérales ou biologiques — comme Ocular Revision (2010) de Paul Vanouse ou Effulge (2013) de Yunchul Kim. Toutes ces œuvres partagent la même capacité à incarner des artefacts qui sont performatifs, dynamiques, vitaux et ressemblants à vie.

    En tant que directrice artistique de VIDA de 2010 à 2015, j’ai eu le privilège d’échanger sur ces sujets avec quelques un des experts de ces domaines, invités chaque année à faire partie du jury. En plus de l’examen des projets, nous avions des séances de réflexion et des débats animés et passionnants sur l’évolution de ce champ. Un des points centraux de nos discussions au cours de ces années a été les fluctuations discursives dans l’intérêt artistique. Cela nous conduisait, généralement, à souligner l’importance du solide travail de recherche effectué pour les œuvres et l’évolution de la thèse selon laquelle la vie est une notion soumise à une nature variable, intégrant plusieurs approches, allant des arts à la philosophie ou aux théories des médias en passant par la science ou l’ingénierie informatique.

    Cependant, il n’a jamais été simple de définir tout l’éventail de sujets traités par VIDA et la manière dont le prix a réussi à passer de la simulation numérique au bioart. Des précurseurs de la vie artificielle aux artistes qui explorent le sens implicite de la vie dans l’ère post-numérique, des écosystèmes de vie numérique à des cultures de tissus in vitro ou des objets semi-vivants, VIDA a abordé un large éventail de domaines qui non seulement brouillent les lignes entre art et science, mais révèlent aussi les implications sociales d’un savoir de pointe et de ses innovations techniques.

    Aujourd’hui, il est possible d’imaginer un lieu où artistes et scientifiques peuvent se rencontrer et s’influencer mutuellement à travers un échange d’idées en toute liberté. Depuis mars 2015, je suis la directrice d’Arts@CERN (2), le programme artistique de la plus grande expérience scientifique au monde. Depuis sa création en 1954, le CERN (Centre Européen pour la Recherche Nucléaire) est un lieu unique et exceptionnel où scientifiques, ingénieurs et universitaires se retrouvent avec pour objectif commun de repousser les limites de nos connaissances actuelles sur la matière et l’univers. Aux côtés des nombreuses découvertes et progrès technologiques extraordinaires, le CERN est plus largement connu comme le berceau du World Wide Web, une invention qui a transformé, plus que toute autre, nos vies quotidiennes.

    Tunnel du LHC/Large Hadron Collider, CERN. Photo: D.R.

    C’est également le site du LHC, le Grand Collisionneur de Hadrons, la plus puissante machine fabriquée par l’homme qui n’ait jamais existé. Le LHC modélise les moments primordiaux de notre univers grâce à des outils de pointe de la physique des particules. Sans collaborations internationales pionnières et ouvertes qui valorisent l’importance de l’exploration, ces avancées auraient été impossibles. En abordant les connaissances par de nouveaux processus de compréhension reposant sur la créativité, l’interaction entre art et science acquiert un nouveau sens. Lorsque la politique culturelle du CERN a été lancée avec pour slogan Great Arts for Great Science (de l’excellence dans les arts pour une excellence de la science) en août 2011, l’implication du CERN dans l’art a été placée au même niveau que son excellence scientifique.

    Le programme artistique du CERN offre un lieu incomparable et une immense source d’inspiration permettant à des créateurs de toutes disciplines artistiques de développer leur pratique au cours d’une résidence pouvant aller d’un jour à trois mois. Au cours de sa résidence, l’artiste est invité à s’intégrer à la communauté des chercheurs du CERN comme s’il en faisait partie. Il sera parfois dérouté par certaines singularités telles que les routines de laboratoire et les pratiques des scientifiques qui peuvent paraître ésotériques. L’échelle de l’endroit peut en outre s’avérer intimidante. Les rencontres avec des physiciens et des ingénieurs informatiques, les visites d’expériences en cours, la réflexion, la recherche, les débats, l’exploration, les questionnements et grand nombre d’autres actions vont constituer les expériences et la routine quotidienne de l’artiste. Durant sa résidence, il est immergé dans la ruche immense et infatigable qu’est cet environnement fascinant où plus de 10 000 scientifiques se retrouvent avec pour objectif commun l’étude des constituants fondamentaux de la matière et des particules élémentaires.

    La population se compose de chercheurs, de scientifiques et d’ingénieurs, mais aussi, avec la même importance, d’artistes, de créateurs et de penseurs. Ainsi, cette recherche sur des questions fondamentales et les moyens de les énoncer dans un langage scientifique formel prennent corps et l’artiste s’associe à un laboratoire unique au monde. Afin de modéliser les étapes primordiales du cosmos, certains des plus grands et plus puissants accélérateurs de haute énergie ont été conçus et construits ici. Les particules fondamentales sont mises en collision à une vitesse proche de celle de la lumière permettant aux physiciens de découvrir leurs propriétés et les lois régissant la matière, ainsi que les forces impliquées dans ce processus. Les théories sont ainsi utilisées pour vérifier si nos suppositions sur la manière dont l’univers fonctionne sont exactes, si nous devons écrire de nouveaux chapitres dans les livres de science ou revoir entièrement nos hypothèses.

    VIDA et Arts@CERN ont un intérêt commun pour la recherche fondamentale comme point de départ du soutient à de nouvelles pratiques artistiques. Alors que le premier offrait de nouvelles façons de comprendre la notion de vie, le second examine la matière comme une forme de compréhension des éléments clés de notre univers. Les deux projets ont bénéficié et profité d’une période exceptionnelle de progrès techniques accélérés dans leurs domaines respectifs. Ces progrès ont étoffé le champ des possibles grâce aux potentiels de la technologie et l’aptitude à traiter les énormes quantités de données qu’ils génèrent.

    En tant que forces culturelles essentielles, l’art et la science nous aident à découvrir la condition humaine, c’est-à-dire, les moteurs de la curiosité, du jeu et de la découverte. Au cours des deux dernières décennies, la recherche scientifique fondamentale a ouvert de nouvelles voies pour expliquer la nature et la réalité. Dans le même temps, l’art nous offrait de nouvelles voies d’interprétation de nouvelles réalités. Ces deux domaines nous permettent d’engendrer et d’expérimenter le savoir en utilisant des modes de pensée qui détectent des modèles uniques et inattendus dans le système naturel. La création d’un savoir expérientiel, en incitant les interactions et en mélangeant les forces, révèle les convergences de ces deux domaines en matière de recherche et de découverte.

    Mónica Bello, Directrice d’Art@CERN
    traduction: Valérie Vivancos
    publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016

    (1) http://vida.fundaciontelefonica.com/en
    (2) http://arts.web.cern.ch

    Articles similaires