Les devises alternatives répondent dans l’urgence à une crise économique, au manque de devises « officielles » et sont généralement le fruit d’initiatives volontaristes favorisant des économies locales parfois mal desservies. Mais elles peuvent tout autant être créées en tant qu’œuvres d’art, pour susciter la réflexion et apporter de la beauté à l’argent, d’ordinaire considéré comme uniquement pratique… voire sale.
Valeur artistique intrinsèque
Devin Balkind, spécialiste en technologies pour l’ONG Sarapis.org, propose que les musées créent leur propre monnaie, qui s’appuierait sur leurs inestimables collections d’œuvres d’art. Pour lui, les musées sont parmi les institutions démocratiques les plus riches de nos villes, en contraste souvent frappant avec la pauvreté des citoyens, et devraient en tant que telles se voir accorder le même privilège qu’une banque pour attribuer des prêts et pratiquer le système de réserves fractionnaires.
Même si aucun musée n’a encore tenté l’expérience, certains artistes ont lancé leur banque et sorti leur propre monnaie. L’Art Reserve Bank (banque de réserve de l’art) est l’une d’entre elles, fondée aux Pays-Bas en 2012, un pays s’inscrivant dans une longue tradition de marchés et d’échanges. Créé par Ron Peperkamp, l’Art Reserve Bank frappe sa propre monnaie : les pièces sont en elles-mêmes des œuvres d’art. De taille suffisamment grande, elles servent de canevas pour des créations d’artistes sur commande. Leurs créations font l’objet chaque semaine d’éditions spéciales d’environ cent pièces de monnaie qui peuvent être achetées par le public.
Outre le fait d’investir dans une œuvre d’art, chaque personne qui achète une pièce de cette monnaie devient également membre associé de la banque coopérative et peut voter et discuter de ses futurs projets financiers et artistiques lors des réunions annuelles du conseil d’administration. En outre, les pièces sont un investissement monétaire dont le rendement annuel est de 10%. La banque investit les fonds provenant de la vente de pièces de monnaie dans le projet d’art lui-même, mais garde une réserve dans son coffre-fort pour payer les dividendes aux membres qui choisissent de rendre leurs pièces et d’encaisser l’argent de leur investissement.
Il existe bien sûr toujours le risque d’une « panique bancaire », auquel cas, l’expérience tournerait court car Il est peu probable que le gouvernement néerlandais soit prêt à renflouer la banque avec des fonds publics. Heureusement, selon Peperkamp, la grande majorité des propriétaires de pièces sont très heureux de conserver leurs œuvres d’art et, jusqu’à présent, très peu les ont échangées contre de l’argent. Dans tous les cas, à l’heure actuelle, les réserves de la banque de l’art sont plus élevées que celles des banques « normales ». De plus, la monnaie électronique émise par ces dernières n’a aucune valeur artistique intrinsèque.
Un investissement plaisant à regarder
L’Art Reserve Bank publie cet avertissement aux acheteurs de ses pièces : cette pièce n’est pas une monnaie légale et ne peut donc, à ce titre, être utilisée pour payer vos impôts. Officiellement, elle ne peut être utilisée pour payer quoi que ce soit. Par ailleurs, cette pièce ne fonctionne pas comme un coupon pour des activités culturelles ou l’achat d’art ou de toute autre chose. En fait, vous ne pouvez rien en faire. Cependant avec cette pièce, vous possédez bien entendu quelque chose susceptible de vous plaire : en tant qu’œuvre d’art unique, histoire intéressante, preuve de votre participation à une expérience hors du commun ou tout simplement investissement plaisant à regarder. Mais plus important encore, la pièce a une valeur stable et peut littéralement servir de monnaie de réserve au cas où les choses tourneraient mal avec l’euro ou le dollar ou quelque autre devise dans le système monétaire actuel.
En outre, en tant que propriétaire de la pièce, vous êtes aussi co-propriétaire de la banque et vous pouvez participer à l’élaboration du parcours artistique et financier du projet. Si tout cela ne suffit pas, vous pourrez toujours rendre votre pièce et récupérer sa valeur en euros. Pour ceux que cela intéresse, les pièces peuvent être achetées en ligne sur www.kunstreservebank.nl ou dans l’une de leurs succursales. Pour l’instant il en existe aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suède et en Autriche, mais en fait, n’importe quel membre peut choisir d’ouvrir une succursale locale et on lui fournira sur simple demande avec un kit comprenant tous les éléments nécessaires à cette opération.
Un billet à la valeur « amour »
Un autre artiste des Pays-Bas a lui aussi créé sa propre banque où il produit des billets sur du beau papier. Dadara est à l’origine du projet Exchangibition Bank (1). La banque possède une cabine de change itinérante où les gens peuvent échanger des euros ou des dollars contre les devises spéciales de la banque. Les dessins sont tous peints à la main par Dadara lui-même, puis reproduits sur les billets de papier, qui viennent en coupures aux dénominations uniques, comme « infini » ou « zéro ». Il existe aussi un billet dont la valeur nominale est « amour » ou encore un billet qui vaut « un j’aime », inspiré par les réseaux sociaux et leur système de valeur où la popularité devient une monnaie.
Le projet va plus loin qui invite les gens à prendre leurs euros, dollars ou autres devises nationales pour les transformer en les ornant de dessins et autres améliorations. Leurs œuvres sont ensuite accrochées sur l’ »Arbre transformargent » qui est exposé à différents endroits, dont le festival Burning Man, la communauté expérimentale qui s’installe de façon éphémère et sans argent chaque année dans le désert du Nevada. Selon la marque sur le billet dont la valeur est de 2.0 (une référence au jargon informatique), même longtemps après que l’argent aura disparu, la nature sera toujours là et nous pourrons encore cueillir des objets de valeur réelle sur les arbres.
Le temps c’est de l’argent
Troisième exemple de banque de l’art : Time/Bank, un projet de Julieta Aranda et d’Anton Vidokle. Bien qu’ils aient sorti de très beaux billets sur papier, l’essentiel de leur monnaie est électronique et les transactions se font en ligne en utilisant un logiciel en open source. Le projet a commencé comme un moyen pour les artistes d’échanger entre eux du temps et des compétences jusqu’à ce qu’il devienne un projet artistique à part entière, exposé dans différents évènements comme la Documenta de Kassel ou l’exposition Creative Accounting à la Galerie UTS de Sydney.
Dans une Time/Bank, l’argent est créé par crédit mutuel entre participants. N’importe qui peut ouvrir un compte, offrir des services en échange d' »heures » temps/banque ou acheter un service dont ils ont besoin grâce à leur crédit d’heures temps/banque. Dans ce cas, leur compte indiquera une valeur négative (tous les comptes commencent avec un solde à zéro). Mais inutile de paniquer, car cela n’engendre aucun intérêt, frais ou autre pénalité.
À travers la Time/Bank, déclarent les artistes, nous espérons créer une monnaie immatérielle et une micro-économie parallèle pour la communauté culturelle, qui ne soit pas liée à une situation géographique et qui permette de créer un sentiment de valeur pour la plupart des échanges qui existent déjà au sein de notre domaine — en particulier ceux qui ne produisent pas de marchandises et échappent souvent aux structures qui ne valident que certaines formes d’échanges comme significatifs et profitables. Parmi les compétences actuellement proposées, on trouve la composition musicale, l’aide en général, la promenade pour animaux de compagnie, l’écoute et la réflexion comme la préparation d’un gâteau. Si vous désirez en savoir plus, le projet se trouve à l’adresse : www.e-flux.com/timebank
Lenara Verle
publié dans MCD #76, « Changer l’argent », déc. 2014 / fév. 2015
Chercheuse en arts des médias, en collaboration et en monnaies alternatives, Lenara Verle est chargée de cours à l’Université d’Unisinos, au Brésil. www.lenara.com
(1) Les projets de Dadara, y compris son nouveau Hourtopia — One Hour of Infinity sur le temps, l’argent et l’art, se trouvent sur www.artasmoney.com.