petite anthologie des ennemis d’artistes
Pour se définir en tant que mouvement, les avant-gardes du 19e et 20e siècles ont nommé des ennemis. Et l’époque actuelle ne cesse de continuer à produire des manifestes, donc des ennemis.
Écrire un manifeste en art, c’est recourir à la rhétorique politique pour fonder un mouvement artistique. L’objectif est de constituer du collectif autour de quelques idées en art, et d’ailleurs aussi, en s’appuyant sur des méthodes d’analyses extérieures à celles de l’art, comme la sociologie, l’anthropologie, l’économie, la philosophie ou les sciences politiques. Il ne fait aucun doute que, dans notre époque marquée par des idéologies théologico-politiques, le point de vue théologique devrait rapidement refaire surface dans le domaine de l’art. La rhétorique politique, c’est un peu comme définir un concept : on inclut et on exclut. Tout mouvement artistique, prenant position dans le monde de l’art, doit agir de la même manière et, par conséquent, désigner l’ennemi.
En philosophie politique, la relation ami-ennemi fait assez rapidement penser à Carl Schmitt (1) et, en France, à Julien Freund (2), deux philosophes remarquables, mais qui ont le désavantage de sentir le soufre en raison de l’accueil chaleureux qui a été fait à leur pensée, par les nazis pour le premier et par le Front National pour le second. Selon ces deux théoriciens essentialistes, désigner l’ennemi pour fonder une amitié politique est aussi vieille que le politique en tant que tel. Un exemple bien connu nous renvoie à la guerre de 1870. Au prix de plusieurs dizaines de milliers de morts et autant de blessés, Bismarck réalise l‘unité allemande en ayant désigné la France comme ennemi. Selon la même logique, Hitler parvient à souder la majeure partie du peuple allemand divisé et appauvri en nommant un ennemi, qui, selon la doctrine National-Socialiste, se trouve aussi bien à l’intérieur, agissant contre le peuple allemand, qu’à l’extérieur par son emprise sur le Monde. Le prix de l’unité, devenu délire collectif, malgré quelques résistances heureuses, a conduit des millions de Juifs et les autres ennemis désignés dans les camps d’extermination ou dans les charniers du front de l’Est.
Même si l’Allemagne a été particulièrement explicite sur ses ennemis jusqu’en 1945, elle n’a pas l’apanage de la désignation de l’ennemi. En 1989, l’ennemi soviétique, contre lequel se sont construites les démocraties occidentales pendant près de quarante années, s’effondre. Ces dernières le remplacent immédiatement, en désignant collectivement un nouvel ennemi, provoquant en conséquence une succession d’interventions militaires au Moyen-Orient, dont la première a été la Guerre du Golfe en 1990. Voici maintenant 25 ans que les puissances occidentales possèdent un nouvel ennemi, dont ils ne cessent de préciser l’étendue conceptuelle. À partir de 2001, l’ennemi est explicitement l’islamisme radical. Toute la difficulté pour les puissances occidentales consiste néanmoins à éviter les glissements sémantiques dont il pourrait faire l’objet, mettant de nouveau ces puissances devant le spectre d’un ennemi de l’intérieur dont la nomination explicite provoquerait sans nul doute une catastrophe humaine similaire à celles que le 20e siècle a déjà connues.
Pour Schmitt et Freund, l’unité politique d’un peuple, quel qu’il soit, a besoin d’un ou plusieurs ennemis, qu’ils soient implicites ou explicites, pour exister (3). Carl Schmitt rappelle que les Grecs distinguaient entre le polemios et l’ekhthros — en latin l’hostis et l’inimicus. Le premier concept relève du public, le second du privé. Ainsi, comme nous le rappelle Julien Freund, quand les Allemands et les Français — continuons notre exemple — étaient sur le champ de bataille, cela ne veut pas dire que chaque Allemand haïssait tout Français et vice-versa. L’ennemi politique tue pour sauvegarder l’existence de sa collectivité qui est le bien commun de tous ceux qui y vivent, écrit Julien Freund (4).
Ajoutons que tout état neutre n’en prépare pas moins la guerre, reconnaissant par là la présence d’un ennemi potentiel. Il en est de même pour toutes les idéologies sans ennemi, qui, tel le pacifisme, considérant la guerre comme hors-la-loi, ne peut rester sans agir, faute de quoi elle en devient ridicule. Ou bien elle laisse la guerre se dérouler — car le pacifisme est malheureusement loin d’être universel — et les pacifistes sont condamnés à assister en spectateur au massacre collectif, ou bien elle appelle, comme le marxisme-léninisme à l’époque du soviétisme, à éliminer physiquement tout ennemi de la paix et à faire la guerre à ces ennemis. Dès lors, comme le soutient Julien Freund, la paix en devient impossible, puisque l’ennemi de la paix est l’ennemi à abattre, et chacun conviendra qu’on ne fait pas la paix avec un mort, sauf, peut-être dans l’au-delà, mais ceci est une autre histoire.
Il n’est pas question ici d’aborder le caractère belliqueux ou pacifiste des artistes en matière politique. En revanche, il est étonnant de constater que les manifestes artistiques définissent une forme d’amitié et d’inimitié artistique, à mi-chemin entre le privé et le public. Reprenant à leur compte la dimension explicite ou implicite de la désignation de l’ennemi, les manifestes artistiques ne s’adressent pas à la communauté politique ou publique, mais à la communauté des artistes et, plus généralement du monde de l’art, des critiques, des institutions, des marchands. Les manifestes n’expriment pas non plus des haines personnelles, mais des positions conceptuelles qui permettent à leurs auteurs de construire une unité en excluant explicitement ou implicitement d’autres communautés d’artistes, des approches esthétiques et, surtout, des conceptions de l’activité artistique et du statut de l’artiste dans le monde de l’art. Celles-ci contiennent des positions économiques et politiques implicites.
Parmi les manifestes les plus récents, le scrum manifesto, manifeste anonyme de 2015, s’empare d’un des modes contemporains de production du capitalisme de réseau. Le scrum (littéralement « mêlée »), hérité des méthodes agiles initiées par les hackers au 20e siècle, est un processus d’auto-organisation itératif, adaptatif et parallélisé. Il permet de minimiser les coûts de production dans un environnement changeant et imprévisible. Lui-même élaboré en mode scrum, le manifeste débute par une comparaison entre la reproduction sexuée et le fablab avec « imprimante 4D ». Le scrum manifesto fait écho au scum manifesto de Valerie Solanas, qui revendique la disparition du genre masculin (voir infra). Il recontextualise ce stakhanovisme réticulaire qu’est le scrum, dans un contexte philosophique et esthétique, tout en envisageant ses implications sur les grandes échelles temporelles.
Depuis un siècle, le Manifeste est devenu vital pour les artistes. Dans le monde de l’art tel qu’il existe, écrire un Manifeste, ce n’est pas seulement fabriquer du collectif, mais c’est aussi prendre position au sens militaire du terme dans un monde en guerre commerciale et symbolique. Les artistes doivent vendre pour vivre et lutter pour devenir une archive, autrement dit pour prétendre à l’immortalité par l’histoire de l’art. On se tromperait en faisant du Manifeste un argument à destination politique, même lorsqu’il a l’apparence de la revendication politique ou adopte la dialectique révolutionnaire. En réalité, le Manifeste est une arme puissante dans un monde de l’art en guerre, dont Clausewitz disait qu’elle est la continuation du politique par d’autres moyens (5).
Christophe Bruno (artiste) & Emmanuel Guez (artiste)
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015
(1) Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen [1932], Berlin, Dunckler & Humboldt, 2009.
(2) Julien Freund, L’Essence du Politique [1965], Paris, Sirey, 1986.
(3) Ces thèses, qui permettent de distinguer la notion d’amitié politique de celle d’amitié privée, sont sans doute remises en question avec Facebook et les réseaux sociaux. La virtualisation et la marchandisation des liens d’amitié semblent opérer une politisation de l’amitié privée, aussi bien qu’un renforcement des affects du côté de l’amitié politique.
(4) Julien Freund, op. cit., p. 492.
(5) Carl von Clausewitz, De la Guerre, Paris, Minuit, 1959.
> sélection de 12 manifestes et leurs ennemis
Le Manifeste du parti communiste (1848), Karl Marx & Friedrich Engels
Le Manifeste Futuriste (1909), Filippo Tomaso Marinetti
Le Manifeste DaDa (1916), Hugo Ball et autres textes (Kurt Schwitters…)
Le Manifeste du nouveau réalisme (1960 et 1961), Pierre Restany
Le Manifeste Fluxus (1961), George Maciunas
Scum Manifesto (1967), Valerie Solanas
The Hacker Manifesto (1986), The Mentor
Introduction to net.art (1994), Alexei Shulgin & Natali Bookchin
The Telekommunist Manifesto (2010), Dmytri Kleiner
The Image Object Post-Internet (2010), Artie Vierkant et autres textes (Marisa Olson, Gene McHugh)
Ñewpressionism (2014), Miltos Manetas
Scrum Manifesto (2015), anonyme