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    Idéation textuelle et numérique en Afrique du Sud

    vers un usage militant des « écritures du peuple »

    Cet article présente les rares archives existantes sur le champion de boxe Andrew Jeptha. Malgré sa réussite internationale en tant que premier boxeur noir à avoir gagné un titre britannique en 1907, il n’est « visible » dans les archives qu’à travers un petit livre retraçant le parcours de sa vie, et une photographie comportant un autographe. Le texte manuscrit et des éléments du texte de la brochure vont être adaptés, par l’auteur de cet article, en une police de caractères nommée Champion Jeptha Script.

    Premières pages de la publication d’Andrew Jeptha. Bibliothèque Nationale d’Afrique du Sud. Photo: © Kurt Campbell.

    Cette réaction créatrice vis-à-vis des fragments qui se trouvent dans les archives défie les conventions en matière de recherche historique, en inscrivant Jeptha dans le présent, ce qui représente une sorte de « retour ». Cette désobéissance épistémologique, en accord avec les approches radicales d’autres études, accroît le défi rencontré face aux archives coloniales qui adoptent trop facilement la règle du « seulement des preuves authentiques » et son corollaire: le silence. La pratique émergente dont il est fait état est ce que l’auteur appelle les « écritures du peuple » (folk-scripting), la volonté de perfectionner et répandre l’écriture d’une « personne ordinaire », bien que remarquable, sous forme numérique à l’attention des communautés actuelles et futures.

    Il est révélateur que les documents historiques sur Andrew Jeptha dans les archives sportives britanniques et sud-africaines soient rares. La seule trace complète d’archivage qui existe est une brochure unique auto-éditée par Jeptha [image 1], à la Bibliothèque Nationale du Cap, qui s’intitule : A South African Boxer in Britain (Un Boxeur sud-africain en Grande-Bretagne). Ce document est important en tant que texte et objet. La brochure, d’abord, comme support visuel, matériel, nous transmet un « visage » de Jeptha. Pour aborder ce témoin de l’éphémère, les cadres conceptuels de Luciana Duranti (3) sont particulièrement pertinents. Duranti encourage la pratique d’un archivage qui étudie la genèse et la transmission de documents, ainsi que leur relation avec leur créateur. Cette façon de penser à propos de textes existants que nous rencontrons définit les « documents » comme des « monuments », à savoir que le document n’est pas seulement une réserve de données, il est en soi une source (4). Une approche aussi spécifique que celle-ci prend en compte tous les éléments du document, non seulement comme le moyen de parvenir à un but : lire le texte, mais en ce qu’il offre la structure pour une idéation qui s’étend à partir et au-delà du document.

    La voix des lettres imprimées rencontrées initialement dans la publication, n’est pas moins importante pour se représenter Jeptha que l’autographe lisible sur sa photographie [image 2], qui offre un lien direct et personnel avec le sujet. En fin de compte, les écrits de Valéry sur le livre mettent en avant les éléments textuels dans les livres comme points de départ décisifs d’une analyse visuelle : Je l’ouvre : il parle. Que je le referme, il redevient une chose des yeux ; il n’est donc rien au monde qui soit plus analogue à un homme […] Il a un aspect physique. Son extérieur visible et tangible qui peut être aussi quelconque que particulier, aussi hideux que plaisant, aussi insignifiant que remarquable que n’importe quel membre de notre espèce. Quant à sa voix qui est entendue dès qu’il s’ouvre […] n’est-elle pas présente dans la police de caractères utilisée… (5)

    La police de caractères Champion Jeptha Script testée sur le système d’exploitation Mac OS (Apple Macintosh). Photo: © Kurt Campbell.

    Si nous acceptons la possibilité que le livre dans sa forme propre et la photographie signée constituent un « personnage » particulier, cette pensée montre comment l’érudition, appliquée spécifiquement et de manière volontaire à des archives visuelles de Jeptha, pourrait opérer. Un « retour » symbolique d’Andrew Jeptha peut ainsi avoir lieu sous la forme radicale d’une typographie faite sur mesure. Les éléments visuels de Jeptha, livret et photographie signée, deviennent à la fois champ d’analyse et champ d’action. Le rôle de la typographie comme clé historique et instrument de création est considéré ainsi par Shloss : Une autre manière de parler de typographie, ou des conditions matérielles d’un texte, pourrait être de l’identifier comme un système de signes ou un code […] Les polices de caractères peuvent fournir des visuels analogues au texte… (6)

    Jeptha, complètement aveugle à l’âge de 35 ans, suite aux blessures reçues lors de ses combats, regretta plus que tout son incapacité à pouvoir lire et écrire sa propre histoire. La création d’une police qui serve à d’autres personnes pour écrire ou lire cette histoire constitue un acte profondément « évocateur ». Dans le premier paragraphe du livret, Jeptha décrit le mode opératoire utilisé pour narrer les événements : Un petit mot sur la forme que prend ce fascicule. J’avais pris l’habitude de griffonner des notes de temps en temps, sous forme d’une écriture abrégée (suffisamment compréhensible pour moi, si je pouvais voir, mais dénué de sens pour toute autre personne). Des coupures de presse de l’époque décrivant mes nombreux combats avaient également été regroupées et elles remplissaient deux grands albums. À cela s’ajoutaient de nombreux extraits d’articles de journaux en vrac que je n’avais pas eu l’occasion de coller.

    Un défi typographique est lancé dans le paragraphe précédent : développer une police qui réponde aux deux systèmes d’écriture dont parle Jeptha et qui reproduise son histoire. Il y a la forme des caractères propre aux journaux à grand tirage, et l’écriture personnelle, particulière (et courante) de l’écrivain. Cette méthode de travail, qui consiste à reconnaître « la trace textuelle » de Jeptha dans les archives, met en place la police Champion Jeptha Script comme une production visuelle qui défie l’idée de « garder en mémoire » un individu. La racine memorial [du mot anglais utilisé par l’auteur] connote le concept de « marque mémorielle ». La typographie en tant que discipline est capable d’exploiter cette idée de façon unique : les lettres servant à la fois de texte et d’image, des formes imprégnées de la résonance radicale (ancrée dans ses racines) d’une personne dans un espace-temps donné.

    L’Autopen (autostylo). Avec l’autorisation de la Société Autopen de la Damilic Corporation. Photo: D. R.

    La portabilité de l’élément populaire
    Il est envisagé que le texte numérique (Champion Jeptha Script) opérationnel sera transféré d’un groupe ou d’une communauté d’utilisateurs, au suivant. C’est similaire à ce que les chansons ou histoires populaires accomplissent ou tentent d’accomplir en tant que productions conçues à des fins de déploiement social. En effet, la tradition de l’histoire populaire (folklorique) culturelle (parlée et écrite) se préoccupe de la propagation des accomplissements et des vies de gens « ordinaires » ou « communs », qui méritent que la communauté future s’en souvienne. Dans le cas des polices du support numérique, le potentiel pour une transmission est tout aussi puissant par le biais de l’utilité, de la portabilité et de l’aspect de collection qu’atteignent les polices de caractères.

    Le binôme textuel: le défi épistémologique de la technologie numérique
    La principale conséquence de ce projet, qui consiste à reconstruire le texte manuscrit d’une personnalité, a fortuitement remis en cause le rôle de la pratique dans la technologie numérique. La participation à ce projet ne visait pas simplement le fonctionnement de l’outil numérique, ni la puissance d’une machine qui puisse générer automatiquement des formes constituées par l’écriture d’Andrew Jeptha. Au contraire, ce projet demande une intimité qui est proche de celle de la tradition du « copiste » [image 3] qui, en Afrique (7), appartient à l’histoire ancestrale de la diffusion des manuscrits. Les élèves de cette tradition copiaient la « main » d’un maître à maintes reprises jusqu’à ce qu’une reproduction fidèle puisse être obtenue. La fonction traditionnelle du copiste nécessite de comprendre les complexités de l’écriture qui est copiée et s’assurer qu’il n’y ait pas de dérèglement fondamental dans le processus.

    L’histoire de la technologie nous présente un objet qui, paradoxalement, exclut toute trace d’idéation humaine dans le procédé de parfaite duplication d’une signature humaine. Ceci est manifeste dans l’Autopen (l’Autostylo [image 4]), une machine à signature automatique datant des années ’60, particulièrement et fréquemment utilisée aux États-Unis sous la présidence de John F. Kennedy (8). Cette pratique, qui consiste à utiliser une machine pour signer physiquement des documents officiels (pratique perpétuée à ce jour dans les services de Barack Obama), a conduit à la production d’un certain nombre de systèmes ultérieurs et de produits commerciaux comme le Ghostwriter (le « prête-plume » – Image 5). Ces machines-à-signature utilisent le code visuel d’une signature pour reproduire une matérialité autorisée en quantités illimitées.

    Ghostwriter. Le « prête-plume » : bras mécanique signant un document. Avec l’autorisation de la Société Autopen de la Damilic Corporation. Photo: D. R.

    La machine ne peut cependant enrichir le langage de la main humaine au-delà du nombre limité de lettres comprises dans la signature tant le procédé d’extension de la signature (un holographe détaillé) prend un temps considérable, mais demande aussi un nombre infini de combinaisons de mots et lettres pour que la machine puisse un jour y parvenir. En revanche, la tradition des copistes est une pratique qui requiert la compréhension de la technique manuscrite copiée de telle manière que, par moments, le scribe peut prévoir les qualités formelles que la main qu’il imite afficherait lorsqu’il est nécessaire d’insérer une lettre ou un chiffre dont le modèle n’est pas disponible. En ce sens, un dialogue visuel est créé entre la main d’un homme du présent et la main d’un homme du passé, tel un binôme textuel partagé à travers le temps et l’espace.

    En nourrissant l’espoir de fournir de parfaits glyphes qui puissent être numérisés, l’auteur de cet article ressent une affinité particulière avec Andrew Jeptha, de par l’écriture et la réécriture des lettres initialement tracées par ce dernier. De temps en temps, la création de nouvelles lettres est nécessaire, « nouvelles » dans la mesure où des exemples antérieurs n’existent pas dans les archives de Jeptha. De manière symbolique, le procédé ou l’acte qui consiste à développer la police s’apparente à « tenir la main » d’un homme enterré depuis longtemps. La pratique est aussi une forme d’activisme et une façon de créer l’histoire populaire, de s’assurer que l’on se souvienne d’un héros national oublié, par-delà les frontières politiques de sa propre vie, d’une manière qui puisse être propagée à l’intérieur et au-delà d’une communauté.

    La pratique de l’écriture du peuple se manifeste ainsi : la police Champion Jeptha Script indique une itération contemporaine de l’ancienne tradition des copistes, allant profondément à l’encontre de ce dont les machines comme l’Autopen semblent être capables à un niveau superficiel. La tension idéologique et épistémologique qui apparaît avec le rôle de l’Autopen et la tradition du copiste révèle la nature du conflit tacite qui, dans les sciences humaines, se joue actuellement dans le contexte de la technologie industrielle et de la culture artistique : La technologie n’est ni une idéologie […] ni une exigence neutre […], mais la scène d’une lutte […] un champ de bataille social (9). Malgré les trajectoires autrefois inimaginables qu’a rendues possibles la technologie numérique, la question du « Texte » reste encore sans réponse (10).

    Kurt Campbell
    publié dans MCD #71, « Digitale Afrique », juin / août 2013

    Kurt Campbell organise des conférences sur les nouveaux médias à l’Université du Cap et à l’École des Beaux-arts Michaelis (Afrique du Sud). Il est le fondateur d’une fonderie indépendante de polices numériques et a exposé ses œuvres en Afrique du Sud et à l’international. Son travail est présent dans la collection permanente de la National Gallery of South Africa et dans plusieurs collections dans le monde.

    (1) Vandana, Beniwal, Anup: Aesthetics of Activism: A Study of Mahasweta Devi’s Fiction, p. 16.

    (2) Opperman, Serpil : The Interplay Between Historicism And Textualıty: Postmodern Hıstorıes, p. 102.

    (3) Le travail de Luciana Duranti met en avant l’efficacité de la « diplomatique », une science d’archivage fondée par Jean Mabillon, un bénédictin français du XVIIe siècle, afin de valider les décrets royaux et monastiques et de déceler les faux documents. En tant que méthode de traitement des documents, la diplomatique a subi divers changements progressifs. La diplomatique « spéciale » illustre l’une de ces évolutions.

    (4) Comme expliqué par Olivier Guyotjeannin in The expansion of Diplomatics as a Discipline (1996).

    (5) Valéry, Paul: Le Physique du livre dans Paul Bonet, de Paul Valéry et Paul Éluard (Blaizot, 1945).

    (6) Shloss, Carol. Journal of Modern Literature (Indiana University Press, 1985), pp. 153-168.

    (7) Pour des informations détaillées concernant la tradition, cf. Timbuktu Scripts and Scholarship, édité par Meltzer, Lalou, Lindsay Hooper et Gerald Klinghardt (Le Cap: Hansa, 2008).

    (8) Cf. The robot that helped the president (Le robot qui aida le président) de Charles Hamilton.

    (9) Feenberg, Andrew: Critical Theory of Technology (Oxford University Press, États-Unis, 1991).

    (10) Cf. The Genealogy of an Antidisciplinary Object de John Mowitt (Duke University Press Books, 1992) pour une étude approfondie de la question du « Texte » aujourd’hui.

     

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