interview de Mike Stubbs
Mike Stubbs a été responsable des expositions de l’Australian Centre for Moving Image (ACMI) entre 2002 et 2007, période pendant laquelle il a aussi participé à de nombreux événements à l’international. Depuis 2007, il dirige la Foundation for Art and Creative Technology (FACT) de Liverpool.
Les activités de FACT s’inscrivent-elles dans la continuité de la section Live & Media Arts de l’ICA de Londres qui a fermé il y a quelques années ?
Je connais bien cette initiative de l’ICA pour y avoir participé en tant qu’artiste et curateur. Le projet était lié à un partenariat commercial avec Sun Microsystems, ce qui signifiait que l’on devait s’efforcer d’utiliser les machines de la marque. L’ICA, en termes d’espace accessible au public n’était pas très grand, et ce que l’on appelait le Centre des Nouveaux Médias n’était en réalité qu’un placard sous un escalier. En le voyant, on comprenait alors que ce n’était rien d’autre qu’une pièce d’où l’on pouvait accéder à des archives numériques pour présenter des travaux sur écran. L’histoire de FACT, succédant au festival Video Positive initié 1988, se déploie sur près d’une trentaine d’années. Des organisations comme le FACT, le ZKM, l’Ars Electronica Center ou l’ICC se sont institutionnalisées à un moment où il y avait un réel engouement pour les nouveaux médias alors que le projet de l’ICA est arrivé un plus tard. Notre fondation, spécialisée dans la présentation d’images en mouvement et d’œuvres interactives, a dû évoluer en observant le monde de l’art contemporain pour en adopter bon nombre des pratiques. Dans le même temps, l’industrie créative s’est réappropriée l’essentiel des médias numériques comme une sorte de régénérateur économique symbolisant les entreprises émergentes.
La consécration par les villes d’un art numérique récréatif n’est-elle pas de nature à desservir la reconnaissance du numérique dans l’art contemporain ?
FACT a évidemment été partenaire de Connecting Cities, le réseau d’art contemporain financé par l’Europe et visant à encourager les expériences performatives dans l’espace public. Lorsque nous avons commencé à aborder le programme de la soi-disant « ville intelligente », c’est devenu très ennuyeux pour moi, car cet aspect des choses ne m’intéresse pas véritablement. Bien que ces choses se produiront quoi qu’on fasse; considérant la connexion des architectures aux Metadata, sans omettre l’Internet des Objets ou, plus largement, la manière dont on peut organiser une société plus efficacement. Tout cela est en train d’arriver et en grande partie pour de bonnes raisons, car je n’adhère pas du tout à la théorie du complot selon laquelle nous pourrions tous être contrôlés, même si nous devons rester vigilants étant donné que nous partageons un ensemble de technologies.
Que pensez-vous des événements qui, se focalisant sur le social ou le politique, tendent à s’éloigner quelque peu de la sphère de l’art ?
Je travaille actuellement avec David Garcia et Annette Dekker sur un projet d’archive relatif à l’usage, dans les années 1990, des médias tactiques en vue d’une publication du MIT. Sans omettre que FACT est très impliqué dans la collaboration avec de larges communautés. Nous collaborons, par exemple, avec Krzysztof Wodiczko qui a travaillé pendant trois mois avec un groupe de soldats de retour d’Irak, d’Afghanistan ou de Bosnie. Ces soldats ont souhaité continuer le projet. Nous avons donc fait une recherche de financement et, depuis maintenant six ans, nous travaillons avec eux pour les aider à créer en se reconnectant à la société. Pour moi, ce facteur d’implication dans une communauté est un produit dérivé du travail d’artiste. Récemment, nous avons aussi passé une commande à un collectif d’architectes qui s’appelle Assemble et vient de remporter le prestigieux Turner Prize. Ce qui a eu pour effet d’initier un débat sur les pratiques engagées socialement : pourquoi un prix d’art contemporain est-il décerné à un collectif d’architectes ? De notre côté, nous les avons invités dans le cadre d’un projet intitulé Build Your Own. L’hypothèse étant de considérer que les gens contrôlent leur propre destinée. C’est au cœur d’un ensemble de questions que doivent se poser les artistes, les designers et les architectes. Ce que je retiens de tout cela, c’est que pour obtenir le meilleur en collaborant avec des artistes, il faut les laisser agir librement tout en créant des situations ou circonstances sociales dans lesquelles ils puissent opérer avec des gens avec qui ils puissent évoluer.
Comment considérez-vous cette tendance post-Internet de l’art contemporain qui consiste à contextualiser les pratiques numériques dans un white cube ?
Notre exposition en cours s’appelle Follow et joue beaucoup sur la relation entre l’identité culturelle et l’identité en ligne, avec l’idée que nous sommes tous devenus nos propres marchandises. Cependant, je n’adhère pas vraiment à cette étiquette du post-Internet. Elle est pratique, comme les autres, mais je pense que nous avons déjà dépassé ce moment. Nam June Paik a été l’inventeur du terme « autoroute de l’information » en étant le premier à utiliser cette expression qui s’est ensuite étendue à la technologie et à l’industrie globalisées, mais, il s’agissait bien au départ d’une terminologie d’artiste. Il a d’une certaine manière pu entrevoir, à partir d’une posture utopique, le potentiel de l’internationalisme à travers l’usage des réseaux électroniques. Or l’art post-Internet n’est qu’une adaptation socioculturelle permettant de composer avec un ensemble de technologies. En ce moment, nous travaillons avec les artistes Cécile B. Evans, Constant Dullaart et l’acteur Shia Labeouf. Quand ce dernier a fait sa performance, nous avions 2000 visiteurs par jour pour 370 000 vues en ligne. Or ce public est presque plus intéressant, car la plupart de ces personnes ne s’intéressaient pas à l’art.
Quels conseils donneriez-vous à un curateur émergent se situant à la croisée des arts et médias ?
J’aurais naturellement tendance à lui conseiller de déconstruire ce que nous entendons par curateur. […] Mais je pense que si l’on échange avec la jeune génération d’aspirants curateurs, on se rend compte qu’ils ont une approche différente des cultures numériques. Chez eux, elle s’inscrit dans les médias sociaux, lesquels, en fait, deviennent une plateforme plus puissante que les galeries. Il se peut que le système des galeries appartienne au passé. Il est de notre devoir de protéger ce modèle en s’impliquant pour permettre à de nouvelles générations de curateurs d’expérimenter, d’innover. Je pense qu’un jeune curateur doit passer autant de temps que possible avec les artistes afin de comprendre la nature de l’art. Je ne pense pas que le rôle des curateurs est de faire partie d’une classe privilégiée de gens voyageant en avion à travers le monde pour découvrir des pièces clinquantes et les présenter. Un curateur digne de ce nom doit s’impliquer dans les mêmes questionnements et domaines de recherche que les artistes qu’il présente. Mais il doit aussi chercher à initier des expériences qui créent du lien, pour des publics larges, et pas seulement pour le monde de l’art.
Dominique Moulon
publié dans MCD #81, « Arts & Sciences », mars / mai 2016
> www.fact.co.uk