l’engagement solidaire
Avant même le début du confinement, à Mulhouse et Strasbourg, les services de soins sont surchargés, les besoins pour les soignants et les professions « au front » sont criants et les stocks d’équipements de protection individuelle arrivent à leur terme. Retour sur la mobilisation des fablabs, hackers et makers durant la crise sanitaire qui a particulièrement frappé le Grand Est.
C’est dans ce contexte – des métropoles alsaciennes devenues des clusters de contamination – que s’installe très rapidement une production locale de visières de protection, avec un effort conjoint sinon coordonné des fablabs et des mouvements de makers indépendants, structurés eux autour de groupes sur les réseaux sociaux.
Le 14 mars, alors que le confinement n’est pas encore déclaré, les premiers dons de matériel de protection sont faits, à la fois de la part des makers de Visière Solidaire 68 et des groupes de couture solidaire (masques en tissu), d’abord aux personnels soignants des hôpitaux de Mulhouse et Strasbourg.
Le 20 mars, dans un contexte de plus en plus tendu, une demande d’embouts de respirateurs du CHU de Strasbourg arrive via le Réseau Français des Fablabs. Il faut trouver une capacité de production locale : c’est le tout nouveau collectif Boucliers Fablab, coordonné par Anne-Catherine Klarer de La Cab’Anne des créateurs (tiers-lieux d’artisanat à Schiltigheim) qui répondra présent.
Confinement jour 2 : hackathon santé
Boucliers Fablabs est issu d’un hackathon organisé au lendemain du confinement – à partir du 17 mars – par le collectif strasbourgeois du Hacking Health Camp et qui a rassemblé près d’un millier de volontaires jusqu’au 10 avril. Hacking Health Camp est un événement de Health Factory, une organisation constituée de professionnels et innovateurs de la santé qui organisent régulièrement des hackathons autour de questions médicales et paramédicales.
Au bout de 54 heures d’ateliers, un projet émerge, celui de « Boucliers Fablab » (visière se dit « shield » en anglais, bouclier, NDLR), un collectif de fablabs constitué autour de la production de visières et d’équipements médicaux (comme des embouts de respirateurs par exemple). Parmi les autres projets, on peut citer « Instant Visio », une solution de visioconférence à l’ergonomie très simple destinée à garder le contact avec les personnes âgées, en maison de retraite ou isolées chez elles.
Le projet Boucliers Fablab trouvera un rebond à Illkirch, où le Fablab Manipulse, piloté par Farid Maniani, rassemble 34 makers et investit la salle du Pigeon Club pour lancer les fabrications de visières. La production des visières est également assurée par deux industriels : Alchimies (Dieuze, Moselle) et PIM Industrie (Marckolsheim, Bas-Rhin).
Une coordination régionale sous l’impulsion du RFF-Labs
Dans la foulée de ces premières demandes, le Réseau Français des Fablabs prend l’initiative d’installer des coordinations régionales de l’effort de production, ouvertes à la fois aux labs adhérents du réseau et à ceux qui ne le sont pas. Un groupe de pilotage national assure le lien avec la Direction Générale de la Santé, l’AFNOR, le mouvement des makers indépendants, et un(e) référent(e) par région est nommé(e). Pour le Grand Est, c’est Jérôme Tricomi, coordinateur de la Piscine à Maxéville près de Nancy, qui prend le rôle de référent.
Dans un souci de proximité avec les territoires, des référents départementaux sont sollicités, en s’appuyant sur les labs les plus actifs et habitués au travail de réseau. Tous les départements ne pourront pas être couverts ; dans les Ardennes et l’Aube, il nous sera impossible d’identifier une « tête » départementale. Un groupe de messagerie se met en place, qui permettra tout du long aux huit têtes de réseaux départementales d’échanger, de faire circuler les informations, de partager les bonnes pratiques, et de faire collectif.
Sortir les imprimantes 3D de leurs réserves
La même semaine, avec le soutien de Lila Merabet, conseillère régionale, et de Caroline Porot, conseillère numérique, une partie du fonds d’aide aux associations de la région est ouvert aux fablabs producteurs de visières ainsi qu’aux makers indépendants constitués en association. Toujours sous leur impulsion, des imprimantes sont également sorties des réserves de certains lycées et collectivités et mises à disposition des fablabs. Plusieurs fablabs feront le choix de centraliser les commandes et les demandes de subvention et de redistribuer les matières premières aux makers indépendants ; cette pratique perdurera tout au long de l’opération.
Quelques jours plus tard, le 31 mars, les fablabs et les groupes de makers indépendants seront référencés sur la plateforme Plus Forts Grand Est, une initiative de la Région Grand Est avec l’ambition de centraliser les demandes et de mettre en lien besoins et capacités de production. La machine est lancée… Lorsque la production s’arrête, fin mai, c’est près de 50 000 visières anti-projection qui auront été fabriquées par les fablabs de la région, ainsi que des équipements médicaux, attaches de masques, ouvre-portes, etc. Le mouvement des couturières solidaires, quant à lui, a produit près de 100 000 masques en tissu pour la région.
Relocalisation de la production
À Nancy, du 8 au 10 avril, un e-hackathon est organisé par Paddock / A-Venture, Grand Nancy Innovation et l’ENSGSI. Dix équipes planchent sur des projets pour penser la ville d’après. Un des projets les plus marquants est un prototype de masque « D-FFP » porté par Alchimies Groupe, qui était déjà en lien avec le Hacking Health Camp de Strasbourg.
Exemple type de la relocalisation de la production adossée à la fabrication additive, Alchimies Groupe, spécialisé dans l’impression 3D, la conception d’imprimantes sur mesure et l’accompagnement de projets, est installé dans une toute petite ville du sud-Moselle : Dieuze. Ayant réinvesti une friche industrielle, ils s’associent avec une mercerie locale, les 3 Petits Points, laquelle fournira les élastiques montés sur les visières de protection fabriquées par le groupe.
On peut également noter l’engagement du Nybi (Nancy) et de Technistub (Mulhouse) dans OXIMETRE, projet de sondes oxymétriques (mesure du taux d’oxygène dans le sang) en réseau avec la Machinerie à Amiens et l’Electrolab à Nanterre : « Le but de ce projet est de rassembler sur un même écran la vision synthétique de toutes les sondes oxymétriques, et ainsi permettre de détecter (chez les patients traités du Covid-19) une aggravation le plus tôt possible ».
Une force d’innovation et de fabrication distribuée à encourager
La mobilisation des fablabs et des makers indépendants a permis, dans un premier temps, aux professions les plus exposées (soignants, forces de l’ordre, travaux publics…), puis aux petits commerçants, de bénéficier de protections sanitaires supplémentaires dans l’exercice de leurs fonctions. Si l’industrie a pris le relais au bout de quelques mois, c’est la force d’innovation et de fabrication décentralisée que représente le mouvement maker qui a rendu possible une réponse quasi-immédiate.
À l’avenir, préserver et assurer le développement des mouvements makers, en s’appuyant sur les fablabs, est non seulement la garantie d’une capacité de production adaptable et réactive à l’échelle locale, mais également l’opportunité pour l’écosystème industriel régional de s’appuyer sur le potentiel d’innovation et de recherche que représentent les labs.
Mais surtout, c’est une démonstration de ce que peuvent accomplir quelques centaines de femmes et d’hommes animés par des valeurs de solidarité ; la fatigue a été au rendez-vous et ils et elles sont nombreux et nombreuses à avoir dépensé leur énergie sans compter, et pourtant, lorsque fin mai, nous nous sommes retrouvés en visio pour un apéro et « débriefer », ce sont les sourires et la satisfaction d’avoir agi au service d’autrui que nous avons partagé.
Jérôme Tricomi pour le collectif Fablabs Grand Est
publié en partenariat avec Makery.info
Le collectif : La Piscine (54); Nybi (54), SBC Tech (51) et 3D-Morphoz (51) ; Technistub (68), Boucliers Fablab (67) ; Graoulab (57) ; Saint-Dizier Fablab (52) ; Numéripôle (55) ; NanoDigital (88).