En 2007 l’artiste allemand Julius von Bismarck présente l’Image Fulgurator, un appareil surréaliste à l’allure étrangement belliqueuse, présentant les attributs de la caméra, de l’appareil photo et de l’arme de poing. Le but ? Une critique de l’étrange obsession consistant à continuellement capturer l’instant qui domine actuellement nos sociétés en piratant le sujet photographié à l’insu du photographe. Avec Image Fulgurator, Von Bismarck réintroduit le hasard, l’innocence, et la critique, dans une société où l’archivage hystérique est devenu la norme.
Désormais chaque instant de notre vie est capturé, photographié, puis soigneusement archivé et classé. Un tic, plutôt qu’une réelle habitude, qui régit notre quotidien, grâce à (ou « à cause de ») l’avènement de la photographie numérique, de plus en plus accessible économiquement et des téléphones mobiles incluant eux aussi un appareil photo. Ce geste, s’il peut désormais sembler anodin, n’en est pas moins accompagné d’un autre, la vérification immédiate, et parfois la correction, tout aussi instantanée, du cliché pris quelques instants avant.
Cette dérive, si tant est que cela en soit réellement une, détourne la mémoire, crée un monde idéalisé, sans défaut, correspondant en tout point à nos attentes. Elle éradique également toute possibilité de mise en action du hasard, de capture de l’éphémère, de poésie enfin, et de redécouverte et de mise en question. Pire, elle façonne le réel, en le rendant mécanique et insubstantiel. Car, enfin, quand nous regardons de vieux clichés, n’est-ce pas souvent une surprise de redécouvrir dans le coin d’une photo, l’oncle oublié ou le chien depuis longtemps disparu, nous connectant ainsi à d’autres espaces temporels, ceux des souvenirs et de la subjectivité ?
L’Image Fulgurator ou l’incontrôlable impact de la subjectivité
Avec l’Image Fulgurator, Julius von Bismarck réintroduit (de force et avec beaucoup d’humour) le hasard dans l’acte de photographier. Concrètement l’Image Fulgurator ne fait pas de photos à proprement parler. Il hacke littéralement et détourne, les photos des autres. À partir d’un simple appareil Reflex, l’artiste a créé une machine à pirater les clichés des personnes qui l’entourent. Comment cela fonctionne-t-il ? Bardé de capteurs et d’un flash très puissant, Image Fulgurator se déclenche dès qu’il détecte un autre flash dans son environnement proche.
Quand l’artiste braque son « pistolet-caméra » sur l’objet photographié par un autre, le flash du Fulgurator se déclenche simultanément, marquant en quelques secondes le sujet choisi, d’une image ou d’un slogan personnalisé. À tout moment, l’artiste peut profiter du déferlement de flashs qui accompagnent souvent les évènements importants, pour détourner les photos des personnes y assistant. Les clichés d’une conférence du président américain Barak Obama devant la Colonne de la victoire à Berlin se retrouvent ainsi tagués d’une croix blanche toute religieuse. Les témoignages photographiques de la venue du pape dans la même ville se retrouvent estampillés du mot « Non » en blanc scintillant. La liste des moments « détournés » par ce pirate de l’image est longue !
L’art du détournement poétique et politique
En détournant les clichés des autres, von Bismarck ne fait pas que provoquer la surprise, il impose aussi sa vision du monde et force à porter un regard critique sur le sujet ainsi capturé. Quand il se mêle aux spectateurs souhaitant photographier la façade Reichstag, c’est pour leur imposer l’image d’un bâtiment en flamme (projection que ceux-ci découvrent sur les écrans de leurs appareils photo numériques), leur rappelant ainsi les évènements tragiques qui menèrent l’Allemagne à sa perte dans les années 30. Ici, le Fulgurator fait bel et bien travailler la mémoire.
D’autre fois, comme lors des émeutes de Kreuzberg à Berlin en 2009, von Bismarck marque les torses blindés des forces de l’ordre de l’image d’un aigle noir sur fond blanc, qui est également l’écusson médiéval de l’Allemagne. À la frontière séparant les États-Unis et le Mexique, von Bismarck profite des photos de la frontière prises par les touristes pour rappeler de tristes vérités (Des centaines de personnes sont mortes en essayant de passer cette frontière). Ici c’est donc l’esprit critique et l’opinion politique qui sont mis à contribution. Et cela fonctionne également sous l’angle politique. En Chine par exemple, c’est sur la place Tian’anmen que l’artiste berlinois s’est amusé à superposer une tremblante colombe de la paix sur le portrait du dirigeant Mao Zedong. Poétique, mais engagé, toujours.
Une invention sous copyright
Le fait que Julius von Bismarck n’a pas pour autant offert le droit de reproduction de son appareil n’est pas discutable. En effet, si l’on ne peut nier la dimension politico-artistique de cette invention — von Bismarck se considérant d’ailleurs comme un provocateur et un artiste subversif — il est pourtant facile aujourd’hui d’imaginer un monde où chacun de nos clichés serait marqué d’un logo publicitaire, et où l’on verrait une armée de photographes à la solde des multinationales, hanter les rues à la recherche d’un flash, afin d’imposer le branding des marques à tout un chacun. Dans le but que cela ne puisse jamais se produire, von Bismarck a bien sûr été obligé de déposer le brevet de son Image Fulgurator. Ceci afin de s’assurer que personne ne puisse un jour utiliser son appareil dans un but commercial. Notons également que cette invention originale a valu au Berlinois de recevoir le Nica d’or dans la catégorie de l’Art Interactif au Festival Ars Electronica 2008.
Maxence Grugier
publié dans MCD #77, « La Politique de l’art », mars / mai 2015